Pour réussir, un scientifique ne doit pas simplement être brillant. Il lui faut souvent aussi se montrer pugnace, têtu même, doté d’une carapace à toute épreuve pour résister aux critiques les plus féroces et aux coups les plus bas, et ne pas craindre de se battre. Derrière son air doux, son sourire bienveillant et ses petites lunettes rectangulaires, Michel Sadelain réunit à n’en pas douter toutes ces qualités. Ce Français, installé outre-Atlantique depuis la fin de ses études de médecine, vient de remporter le Breakthrough prize in Life science. Un prix scientifique prestigieux, vu comme l’antichambre du Nobel, qui vient récompenser ses travaux sur les CAR-T cell, un traitement révolutionnaire contre le cancer.Il en est plus exactement co-lauréat – et on sent que pour lui, c’est un détail qui change tout. Car l’autre gagnant, Carl June, s’avère être l’un de ses concurrents directs, qui a su pendant des années attirer les projecteurs et s’attribuer les mérites de cette invention. Le jury a en revanche laissé de côté Steven Rosenberg, un chercheur également très impliqué dans ce domaine. Longtemps, ce trio, Sadelain, June et Rosenberg, ont été alliés. Il faut dire qu’au départ, voilà plus de vingt ans, bien peu croyaient à leur idée. Ils ont d’abord collaboré pour l’imposer, avant de s’affronter pour la paternité de la technique. Une bataille sans merci pour les brevets, les marchés, et la reconnaissance scientifique.Le traitement consiste en un complexe mélange de thérapie cellulaire, de thérapie génique et d’immunothérapie. “Il s’agit de lymphocytes T modifiés pour leur donner la capacité d’identifier les tumeurs”, résume Michel Sadelain. Les lymphocytes T, ce sont les commandos armés de notre immunité, qui circulent en permanence dans notre organisme pour repérer les intrus (virus, bactéries) et les détruire. Mais les cellules cancéreuses, qui se développent à partir de notre organisme, échappent souvent à leur vigilance. Il a donc fallu leur donner la faculté de “voir” les tumeurs. Pour cela, Michel Sadelain a d’abord fabriqué un gène synthétique, inconnu dans la nature, qu’il a introduit par thérapie génique dans le génome de ces globules blancs. Grâce à cette manipulation, les lymphocytes parviennent à s’arrimer à une protéine appelée CD19 présente à la surface des cellules de certains cancers du sang (leucémies, lymphomes et myélome). Ils peuvent alors les éliminer.Résultats spectaculairesLes résultats des essais cliniques se sont avérés très spectaculaires. Chez certains malades, les tumeurs régressent à vue d’œil en quelques jours. Aujourd’hui, six médicaments se trouvent sur le marché, avec des taux de rémission complète allant de 60 % à 80 % des patients traités. Les travaux de recherche vont désormais bon train un peu partout dans le monde pour étendre cette technique aux cancers solides mais aussi à d’autres pathologies, auto-immunes ou infectieuses.Avant d’en arriver là, Michel Sadelain a dû vaincre les railleries de nombreux collègues. “J’ai fait une thèse en immunologie à Montréal, et j’ai toujours eu l’idée que l’on devait pouvoir’instruire’les lymphocytes T à attaquer les cancers. Je me suis donc rendu au Massachusetts institute of technology pour devenir un ingénieur en génétique, car à l’époque, dans les années 1990, c’était vraiment le démarrage, et très peu d’endroits dans le monde maîtrisaient cette technologie”, raconte-t-il. Mais même dans ce centre de recherche de pointe, personne ne croit vraiment à son idée : “Au mieux on me disait qu’elle était’saugrenue’. Des personnes très éminentes trouvaient même que je perdais mon temps. Par la suite, certains décourageaient les étudiants à venir travailler avec moi”, se souvient-il. Il rejoint rapidement le Memorial Sloan Kettering Cancer Center (MSKC), à New York, un des plus grands centres de recherche mondiaux contre le cancer, qu’il ne quittera plus.Dix ans passent, occupés à la manipulation de lymphocytes au laboratoire et à des essais sur des modèles animaux, avec une autre française, Isabelle Rivière, qu’il finira par épouser. Une période qui se déroule dans l’indifférence générale et la quête récurrente d’argent. Mais la réussite sera au bout du chemin : son équipe publie en 2003 la démonstration qu’il est possible d’introduire dans des souris des tumeurs humaines exprimant la protéine CD19, et de les éliminer avec des lymphocytes T humains modifiés. “Cette publication ouvre la voie à des essais cliniques”, explique-t-il. Il choisit de nommer sa molécule CAR-T cell (chimeric antigenic receptor, récepteur antigénique chimérique, les cellules T faisant référence aux lymphocytes).A l’époque, deux chercheurs œuvrent également dans le même sens, en Israël (Zelig Eshhar) et à Memphis (Dario Campana), mais ce sont les travaux du Pr Sadelain qui feront date. Deux autres spécialistes du système immunitaire, Carl June à l’université de Pennsylvanie et Steven Rosenberg au National cancer institute (NIC), l’Institut national du Cancer américain, suivent de près ces recherches. L’heure est encore à la collaboration, et Michel Sadelain partage sa molécule avec Rosenberg pour qu’il puisse lui aussi travailler dessus. Carl June en obtient une à la construction similaire auprès d’un autre chercheur. “Ce n’est pas moi qui lui ai donné directement, mais c’était vraiment le même concept”, insiste le Pr Sadelain.Batailles judiciairesSteven Rosenberg dispose de toute la puissance du NIC, et Carl June a déjà un laboratoire pour produire les lymphocytes T modifiés pour les essais. Michel Sadelain, lui, doit commencer par construire un équipement équivalent dans son hôpital. Dans la course aux essais cliniques et aux publications, ce sont Steven Rosenberg d’abord, puis Carl June qui arriveront les premiers, avec des cas de guérison quasi miraculeux. Carl June en particulier attirera les projecteurs car il sauve une petite fille, Emily Whitehead d’une leucémie. Une réussite qu’il médiatisera abondamment.L’argent des big pharmas et des investisseurs se met alors à couler à flots. Rosenberg signe avec Gilead, June avec Novartis et Sadelain participe à la création d’une biotech, Juno. La suite se gérera à coups de procédures judiciaires. Carl June, d’abord, reconnaîtra que le CAR utilisé dans ses premiers essais n’était pas de son invention. Puis un procès retentissant aura lieu en 2017 entre Gilead d’un côté, Juno et le MSKC de l’autre pour que l’usage frauduleux par Gilead de l’invention de Michel Sadelain soit reconnu. Une première juridiction leur donnera raison en 2019 et condamnera Gilead à une très lourde amende (750 millions de dollars, réévalués dans un deuxième temps à 1,2 milliard). Mais le laboratoire a relancé une procédure judiciaire, l’affaire est toujours en cours, et le versement de l’amende a été suspendu.En attendant, Michel Sadelain assure avoir très peu bénéficié financièrement de sa découverte. Il se réjouit néanmoins des perspectives qu’elle ouvre aujourd’hui. Notamment dans les maladies auto-immunes. Ici, ce qui n’était qu’un effet secondaire du traitement anticancer, la destruction des lymphocytes B d’où dérivent les tumeurs du sang, devient la thérapie. “La molécule CD19 se trouve à la surface de ces lymphocytes qui, dans le cadre de maladies auto-immunes comme le lupus, vont se mettre à produire des autoanticorps, des anticorps qui ciblent les propres cellules du malade”, explique Michel Sadelain. Des premiers tests ont montré que les CAR-T cells détruisaient ces lymphocytes B bien plus efficacement que les traitements existants. Et ce n’est qu’un début : certains imaginent déjà utiliser cet arsenal pour aller attaquer les réservoirs cellulaires où le VIH, le virus du Sida, sait si bien se cacher.Reste la question des cancers solides. “Pour l’instant cela ne marche pas. Nous-même n’avons pas voulu lancer d’essais cliniques, car nous n’étions pas convaincus que la recette actuelle suffirait”, explique le Pr Sadelain. C’est aujourd’hui sa grande ambition : adapter ses CAR-T aux tumeurs d’organes. “Nous commençons à mieux cerner le sujet”, souligne-t-il. Trois grands défis attendent les scientifiques. D’abord, trouver les bonnes cibles, des molécules équivalentes à CD19 dans les cancers du sang. “On pense qu’il faudra en faudra en réalité trois, ce qui se révèle très difficile à faire au niveau du design des CAR, mais nous y travaillons”, détaille-t-il. Il faut aussi que les lymphocytes réussissent à atteindre ces tumeurs solides, ce qui n’a rien d’évident selon les organes touchés, et enfin qu’ils contournent les mécanismes de défense mis en œuvre par les tumeurs. C’est là que les CAR-T cell rejoignent les immunothérapies dites inhibitrices de check-point, utilisées aujourd’hui couramment contre différents cancers (mélanome, poumon…), mais avec des degrés d’efficacité variée : en combinant ces deux armes, Michel Sadelain, comme d’autres scientifiques, pense qu’il sera possible d’obtenir de meilleurs résultats.Le scientifique n’a aujourd’hui qu’un seul regret : ne pas avoir pu mener sa carrière en France : “Mon idée était trop provocatrice il y a 25 ans. Et même aux Etats-Unis, il n’a pas toujours été simple de trouver de l’argent, le monde de la philanthropie, y compris la Fondation Arc d’ailleurs, nous a beaucoup aidé”, souligne-t-il.
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Author : Stéphanie Benz
Publish date : 2023-09-14 13:33:31
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“Mes travaux sur le cancer étaient jugés saugrenus” : Michel Sadelain, la revanche d’un obstiné
