MondialNews.com : Seth Greenland : “Les écrivains blancs ne sont plus encouragés à créer des personnages noirs”
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Seth Greenland : “Les écrivains blancs ne sont plus encouragés à créer des personnages noirs”

Seth Greenland : "Les écrivains blancs ne sont plus encouragés à créer des personnages noirs"




Scénariste et romancier, Seth Greenland est sans doute le meilleur héritier de Philip Roth. Dans le truculent Plan américain*, on retrouve le personnage de Jay Gladstone, magnat juif de l’immobilier, philanthrope et propriétaire d’une équipe de basket-ball, qui, dans Mécanique de la chute, avait entamé une vertigineuse dégringolade sociale digne du Bûcher des vanités. Plan américain offre un flash-back plongeant dans la jeunesse de Jay dans le New York des années 1970, “quand la ville était une estropiée sublime, profane et tapageuse”. On y croise Pablo, aspirant réalisateur, et Avery, comédienne afro-américaine qui joue du Shakespeare. Ensemble, avec Jay, ils tentent de monter un film intitulé “Le dernier homme blanc”… Aussi provocateur que nostalgique, Seth Greenland réussit une formidable satire sur les tensions identitaires actuelles, mais en les transposant dans une époque plus libre, celle du punk et de la “blaxploitation”.Les temps ont bien changé, puisque l’un des meilleurs romans étrangers de cette rentrée française n’a toujours pas été publié dans sa langue originale. La raison ? Un contenu jugé trop dérangeant pour les éditeurs américains. Joint sur Zoom, Seth Greenland ne mâche pas ses mots sur la “guerre culturelle” en cours outre-Atlantique, qui crée, selon lui, un climat anxiogène pour les artistes. Il répond aussi à la polémique sur les “sensitivity readers” et déplore que l’antisémitisme soit devenu un angle mort de la gauche progressiste.L’Express : Votre roman est déjà traduit en français mais n’a pas été publié en anglais. Comment est-ce possible ?Seth Greenland : Du fait du climat culturel qui règne actuellement aux Etats-Unis, nous avons décidé, avec mon agent, de ne pas le soumettre à un éditeur américain. Nous sommes au milieu d’une révolution culturelle. C’est un environnement dans lequel les personnes sont vraiment nerveuses, effrayées, sur le fait de publier certaines choses qui pourraient leur poser des problèmes. Les éditeurs et les agents en ont parfaitement conscience. Et les écrivains se censurent. Mon agent et moi avons donc décidé de d’abord publier ce roman en France, où mes livres précédents ont reçu un accueil chaleureux.Je ne voulais pas citer le nom de Woody Allen aussi tôt dans cet entretien. [Rires.] Je ne veux pas parler de sa vie personnelle, mais je suis un grand fan de son œuvre, comme vous pouvez vous en douter. Ce qui lui est arrivé aux Etats-Unis est horrible. Soixante-dix ans plus tôt, Charlie Chaplin avait vécu la même chose. Voir que cela se réitère, c’est effrayant. Ce n’est plus le même environnement que celui dans lequel j’ai grandi et je suis devenu écrivain et scénariste. Nous étions alors encouragés à écrire sur ce que nous voulions. Mais, depuis peu, les règles du jeu ont changé, et c’est inquiétant.Mais votre roman semble plutôt optimiste sur ces questions identitaires, et notamment sur les relations entre juifs et Noirs…Vous avez raison. Je voulais montrer le monde tel qu’il est, avec des gens qui tombent amoureux de personnes qui n’appartiennent pas forcément à leur propre communauté. C’est la vie et, en particulier, c’est New York. Mais les gens qui contrôlent le secteur de l’édition aux Etats-Unis ont une certaine idée de ce qui serait approprié pour les lecteurs. A l’heure actuelle, les écrivains qui sont identifiés comme étant blancs, et je rentre dans cette catégorie, ne sont pas encouragés à créer des personnages noirs. La grande ironie étant que, si vous écrivez des livres sans personnages noirs, ces mêmes personnes vont vous reprocher d’avoir écrit un roman trop “blanc”. C’est sans issue. Quoi que vous fassiez, vous avez tort. C’est en tout cas un climat terrible pour la créativité.L’Amérique actuelle est devenue un endroit très étrangeAvec ce roman, vous évoquez des sujets identitaires devenus très sensibles, comme la question de savoir si un scénariste blanc peut créer un personnage incarné par une actrice noire. Mais vous avez placé ça dans le New York de la fin des années 1970. Pourquoi ?C’était il y a cinquante ans, mais on trouvait déjà les mêmes problématiques. Je me suis dit qu’en écrivant sur cette époque cela m’immuniserait d’une certaine façon contre les critiques idéologiques. Il se trouve que j’ai été trop naïf à ce sujet.Paru il y a cinq ans, mon précédent roman, Mécanique de la chute, a reçu un accueil positif aux Etats-Unis. Mais je doute qu’il soit encore possible d’y publier un tel livre aujourd’hui. Les choses ont changé si vite. Je me suis donc dit qu’il serait plus sûr pour moi de me placer dans le contexte du New York des seventies pour évoquer des relations interethniques. Un personnage blanc tente d’y écrire un film avec des acteurs noirs, chose que j’ai pu moi-même faire dans les années 1990 en étant le scénariste de Who’s the Man ?, avec des stars du hip-hop. A l’époque, ça ne posait de problème à personne !Par ailleurs, j’ai été étudiant en cinéma à l’université de New York à la fin des années 1970, en même temps que Spike Lee et Jim Jarmusch. J’allais au CBGB [un club mythique du punk et de la new wave]. C’était un moment incroyable pour être jeune. Je me suis donc dit que je pouvais écrire sur des sujets identitaires qui sont très présents aujourd’hui, mais à une période qui continue à fasciner. Le New York des années 1970, c’est un peu le Paris des années 1920. Mais, ensuite, j’ai eu une conversation avec mon agent, qui m’a dit : “Publions ton livre d’abord en France.” [Rires.] Tout cela est ridicule. Je suis un auteur professionnel depuis quarante-cinq ans. Et c’est seulement très récemment que le climat est devenu si crispé pour un artiste. Tout ça parce que des personnes à gauche, avec lesquelles je pensais être d’accord sur le plan politique, ont édicté qui pouvait faire quoi. L’Amérique actuelle est devenue un endroit très étrange.Dans le livre, un dialogue entre Pablo, votre narrateur juif, et Avery, une actrice noire, donne vie à une scène très réussie sur un sujet sensible, la concurrence victimaire. Aujourd’hui, des personnalités comme l’humoriste David Baddiel estiment que l’antisémitisme est devenu l’angle mort de la gauche antiraciste, les juifs étant considérés comme des Blancs ou des “dominants”. Qu’en pensez-vous ?Je suis entièrement d’accord avec David Baddiel, un critique social au regard aiguisé. Politiquement, j’ai été à gauche toute ma vie. Mais j’ai le sentiment que la gauche progressiste a abandonné les juifs.Pourquoi ?Comme le disent David Baddiel et d’autres, les juifs sont perçus comme étant “blancs”. Or les Blancs, dans le contexte actuel, sont les méchants. Les juifs sont exclus de la théorie de l’intersectionnalité, car ils ne sont pas considérés comme étant opprimés, et parce que certains juifs réussissent bien dans la société. Une figure comme Kanye West, incarnation de l’antisémitisme qui peut toucher une partie de la communauté noire, est ainsi obsédée par le “pouvoir des juifs”, mais il ne voit nullement les violences antisémites. Pourtant, il y a bien eu une tuerie à la synagogue de Pittsburgh [Pennsylvanie, en 2018] qui a provoqué la mort de 11 juifs.La réalité, c’est que les juifs ne sentent plus en sécurité. C’est incroyable, car j’ai grandi aux Etats-Unis et je me suis toujours senti en sécurité jusqu’à récemment. Je vis en partie à Brooklyn et, là-bas, la communauté hassidique subit régulièrement des attaques. Les médias ne s’en soucient guère, car ces juifs orthodoxes ne sont pas un groupe très populaire. Les choses semblent empirer. Pourtant, la gauche, qui se bat d’ordinaire pour les minorités opprimées, ne s’en inquiète pas. Ses indignations sont, hélas, très sélectives.Vous avez ainsi une situation très paradoxale, avec un antisémitisme d’extrême droite qui est toujours présent. Mais, désormais, il y a aussi l’essor de l’antisémitisme de gauche. On a donc l’impression que la seule chose sur laquelle s’entendent l’extrême droite et l’extrême gauche, c’est la détestation des juifs.Donald Trump rend tout le monde pireEn plus de défendre des opinions platistes ou antivax, le basketteur star Kyrie Irving a promu des théories antisémites, assurant par exemple que les Afro-Américains seraient les descendants des Hébreux…Kyrie Irving est le reflet de plusieurs problèmes plus larges que lui. Il est sans aucun doute l’incarnation d’un antisémitisme présent dans une partie de la communauté noire aux Etats-Unis. Il est aussi la preuve de ce qui arrive quand vous placez des sportifs sur un piédestal, en leur donnant une plateforme pour parler de choses dont ils ne connaissent rien. Et il est le symptôme de notre monde numérique. Vous prenez quelqu’un comme Kyrie Irving, qui n’est pas un penseur spécialement pointu, mais qui a facilement accès à des contenus complotistes, ce qu’il assimile à de la “recherche”. Puisqu’il est célèbre, il peut toucher des millions de personnes via les réseaux sociaux, ce qui est incroyablement dangereux. C’est une figure particulièrement pénible. Le pire, c’est que Kyrie Irving est un basketteur incroyable.Les personnages de votre roman évoluent dans le milieu du cinéma et du théâtre. Or les acteurs sont parmi les plus concernés par les controverses identitaires actuelles. Par exemple, que pensez-vous de la polémique autour du film Maestro, dans lequel Bradley Cooper incarne le chef d’orchestre Leonard Bernstein ?Bradley Cooper est un acteur génial et semble être quelqu’un de bien. Cela ne me pose aucun problème qu’il joue Leonard Bernstein. En revanche, ce qui me pose problème, c’est qu’il ait employé une prothèse nasale, chose ridicule et absurde. C’est un “jewface” [littéralement, “visage juif”], comparable à un “blackface”. J’étais très excité de voir ce film sur Leonard Bernstein, et j’irai probablement le voir, car c’est un phénomène culturel important. Mais je ne comprends pas ce choix de porter une prothèse.Chaque acteur devrait pouvoir jouer n’importe quel rôle dans n’importe quel film ou pièce de théâtre. Sans aucune exception ! En revanche, ce qui me fascine, c’est que, désormais, les seuls cas où cela ne pose pas de problème, c’est quand un acteur non juif joue un personnage juif. Aujourd’hui, il n’est plus possible pour un non-Italien d’être casté pour un rôle d’Italien. Un non-Noir ne peut bien sûr plus jouer un Noir. Seuls les juifs peuvent toujours être joués par tout le monde. En temps normal, je trouverais ça formidable. Mais cela me pose question que cela soit le seul cas qui ne suscite pas l’indignation des gens de gauche, qui sont d’ailleurs les seuls à se soucier de toutes ces questions identitaires. Nous avons tant de batailles plus importantes à mener que ces guerres culturelles ridicules, à commencer par Donald Trump ou le réchauffement climatique.Donald Trump, qui sera peut-être le prochain président des Etats-Unis…Je ne veux même pas y penser. Par sa simple présence dans la campagne électorale, Trump rend tout le monde pire. A gauche, beaucoup de gens se sentent menacés sur le plan existentiel, estimant que rien n’est négociable, que tout est absolu. Je crois que Trump est l’une des raisons pour lesquelles la gauche progressiste est devenue illibérale. Trump est si extrémiste que la seule réponse, aux yeux d’une grande partie de la gauche, est d’être tout aussi extrémiste que lui. Voilà où nous en sommes…Philip Roth est mort au bon momentEn 2020, vous aviez publié une tribune dans Le Mondepour avertir de cette confusion grandissante entre art et morale. Vous y assuriez qu’un Michel Houellebecq américain ne serait aujourd’hui pas possible. Vraiment ?Michel Houellebecq peut être publié aux Etats-Unis par un grand éditeur parce qu’il est français et qu’il écrit sur la France. S’il était américain et écrivait sur les Etats-Unis, il serait publié par un éditeur indépendant, car il est un grand écrivain, mais pas par une des grandes maisons d’édition. Ses livres sont bien trop controversés pour cela.En France, il y a actuellement un débat sur les “sensitivity readers”, ces relecteurs chargés de traquer des passages susceptibles de heurter des minorités. L’écrivain québécois Kevin Lambert, qui figure sur la première liste du Goncourt, s’est publiquement félicité d’avoir fait appel à un tel professionnel, notamment pour un personnage d’origine haïtienne. Cela lui a valu les critiques du lauréat du Goncourt 2018, Nicolas Mathieu, pourtant de gauche…C’est un choix personnel, chacun doit s’adapter à ce nouvel environnement. Mais, moi, je n’aime pas cette idée de recourir à des sensitivity readers, car je crois que c’est anti-artistique. L’art doit remettre en question et faire réfléchir. Il n’est pas censé avoir le goût de la vanille ou du lait d’avoine, il est supposé être épicé. Si vous retirez l’épice, que reste-t-il ? Cela devient de la nourriture surgelée qu’on consomme dans les avions. Tout une nouvelle génération va ainsi grandir dans l’idée que l’art doit conforter ses opinions ou celles de son groupe. C’est la “bien-pensance” [il prononce en français], et c’est triste.Philip Roth est votre idole littéraire. Aurait-il pu avoir une telle carrière aujourd’hui ? Déjà, de son vivant, il a toujours été privé du prix Nobel, en raison sans doute de romans trop urticants…Oh mon Dieu ! Il n’aurait jamais pu avoir une telle carrière dans le contexte actuel. Imaginez que Le Théâtre de Sabbath ou Portnoy et son complexe, le roman le plus drôle de l’Histoire, sortent aujourd’hui. Les critiques féministes actuelles ne le supporteraient pas. Leurs yeux sortiraient de leurs orbites ! Philip Roth est mort au bon moment.Plan américain, par Seth Greenland, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Adélaïde Pralon. Liana Levi, 320 p., 22 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2023-09-14 09:26:28

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