“Et vous, que faites-vous dans la vie ? – Ecrivain. – Comme je vous envie mais à part ça, quel est votre métier ?” Le fait est que “ça” n’en est pas un, pas plus qu’une profession puisque, à quelques exceptions près, on n’en vit pas. Quoi alors ? Un état d’âme, une vue de l’esprit, une sensation du monde, la liste n’est pas exhaustive. En pleine saison des prix littéraires, il n’est pas inepte de se pencher sur l’occupation qui leur permet en principe de ne pas avoir de problème de fin de mois en début de mois. Si vous en trouvez un parmi ceux qui exercent la charge, certes noble mais en péril, de kiosquier, gardez-vous de toute condescendance amusée et un rien dédaigneuse : c’est peut-être le prochain lauréat du Goncourt. Il en est au moins un à qui cela a réussi.Il s’appelle Jean Rouaud et nous le raconte ces jours-ci par le menu dans Comédie d’automne (Grasset). Quel beau titre à la Bergman ! Tout y est dit de l’esprit des prix. Du théâtre dans le meilleur des cas, avec son lot de vaudeville, de drame, de passions, d’intrigues, de manœuvres et de tragédie. Dans le pire des cas, du Grand-Guignol. C’était en 1990. Rouaud avait écrit un roman intitulé Les Champs d’honneur, trois destins au sein d’une famille sur fond de Première Guerre mondiale ; l’austère Jérôme Lindon, patron des tout aussi austères éditions de Minuit, le publia. Figurer dans leur catalogue donne au primo-romancier l’illusion d’être adoubé par Samuel Beckett en personne. De son épopée éditoriale, timide incursion d’un Pierrot lunaire originaire de Campbon (Loire-Atlantique) dans le lac aux requins germanopratins (Paris VIe), il a tiré un récit malicieux plein d’autodérision, qui serait plus savoureux encore s’il n’était teinté de désenchantement. Tout est parti d’une enquête d’un journaliste (votre serviteur, si vous m’y autorisez…) sur les métiers des écrivains. Celui-ci déjeunant comme à son habitude avec des éditeurs, il glana de la bouche de Jérôme Lindon que l’un de ses auteurs de la rentrée était, aussi incroyable que cela puisse paraître, marchand de journaux.Aussitôt l’article paru, la rumeur se répandit dans le milieu littéraire que le grand roman de la rentrée avait pour auteur un simple kiosquier établi au 101, rue de Flandre (Paris XIXe) ; les médias firent le siège du lieu avant, pendant et après l’événement, à la grande joie des habitants du quartier Stalingrad ravis qu’il fut évoqué autrement que pour des histoires de seringues et de dealers. Dès lors, ce sparadrap ne se détachera pas de son nom avant longtemps ; mais plus on parlait de lui, moins on parlait de son livre. De quoi installer “un malentendu, une confusion, un déplacement d’intérêt”. Soucieux de ne pas trahir le monde des humbles dont il était issu sans jamais avoir eu l’idée saugrenue de le raciser, il tint son rôle. Celui de kiosquier le plus couru de Paris. Avec François-René, vicomte de Chateaubriand pour figure tutélaire, ce qui ne pousse pas à la modestie mais maintient dans l’humilité. Ce kiosque qui fit sa gloire, au fond, il y aura passé sept années avant de construire une œuvre ; quant aux Champs d’honneur, ils rencontrèrent un immense succès tant public que critique. Plus de trente ans après, on le lit, l’étudie et on en parle encore comme s’il venait de paraitre, ce qui témoigne d’une puissante inscription dans la mémoire des lecteurs.L’élégance avec laquelle Jean Rouaud rapporte son séjour au front, l’attachée de presse qui le traite de “flaque” après une émission, Pierre Michon qui lui assure mériter le Goncourt pour ses Vies minuscules davantage que lui pour ses Champs d’honneur non sans s’en excuser peu après en couvrant d’éloges son roman, Bernard Rapp assurant sa gloire cathodique, “le Favori” publié par Gallimard à qui l’Académie Goncourt avait promis la récompense persuadé d’être victime d’un complot d’académiciens soucieux de brouiller les pistes en l’instrumentalisant, ladite conjuration se révélant après coup parfaitement exacte et le traquenard avéré, tout cela est raconté avec la légèreté qui sied à la vie de la société littéraire. Rouaud n’a pas son pareil pour s’y livrer avec le détachement d’un spectateur de sa propre existence. Toute quête d’un grand prix littéraire ne tient-elle que d’une foire aux vanités qui se dégrade en course à l’échalote ?
Source link : https://www.lexpress.fr/culture/livre/les-coulisses-du-goncourt-1990-racontees-par-jean-rouaud-lui-meme-M5YYRLA3RNHKNHD5M6EGOZ6TTU/
Author : Pierre Assouline
Publish date : 2023-09-26 09:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
Les coulisses du Goncourt 1990 racontées par Jean Rouaud lui-même
