A quoi ressemblerait le scénario du Dîner de cons, célèbre huis clos comique interrogeant, dans les années 1990, les ressorts de la bêtise, s’il avait été écrit en 2023 ? A lire Le Nouvel Age de la bêtise (Ed. de l’Observatoire), du philosophe Pierre-André Taguieff, gageons qu’une juste photographie de la bêtise contemporaine demanderait plus d’un Thierry Lhermitte infidèle, pétri d’arrogance et baigné de certitudes, et d’un Jacques Villeret débordant de maladresse et de naïveté. “Depuis les années 1990, les choses se sont considérablement aggravées en raison du surgissement et de l’extension de la bêtise “woke” qui est la forme contemporaine de la bêtise cultivée et sophistiquée des intellectuels de gauche et d’extrême gauche”, assure Pierre-André Taguieff à L’Express.Le personnage incarné par Thierry Lhermitte défendrait ainsi peut-être davantage de “bonnes causes”, dont la défense, comme l’explique le chercheur, “alimente la vanité des imbéciles, qui se félicitent d’être “du bon côté” et donc, par là même, intelligents”… Mais la morale, s’il en est, de ce classique du cinéma français demeurerait sans doute, car “un vrai con se reconnaît à ce qu’il est persuadé que ceux qui pensent autrement que lui sur telle ou telle chose sont des cons”.Qu’est-ce que la bêtise ?Pierre-André Taguieff Soyons modestes lorsque nous osons parler de la bêtise, car nous croyons trop souvent pouvoir la regarder de haut ou de loin. Or elle nous touche de près, elle est aussi bien en nous que chez les autres, dans ce que nous disons comme dans ce que nous faisons. En 1986, Milan Kundera parlait justement de la “bêtise consubstantielle à l’être humain”. Mais, sur ce fond commun, on distingue des différences de degré si importantes qu’elles semblent être des différences de nature.Pour saisir la bêtise, il faut commencer par distinguer, à la suite de Pascal, esprit de finesse et esprit de géométrie : le parfait imbécile est celui qui manque à la fois d’esprit de finesse et d’esprit de géométrie. Disons qu’il raisonne mal tout en jugeant mal. C’est le propre des “esprits faux”, selon Pascal.On ne naît pas stupide, on le devient, à force de conformisme, de vanité et de paresse, bien qu’on puisse postuler l’existence de prédispositions à la bêtise. On peut formuler l’hypothèse que la bêtise est pour l’essentiel produite et entretenue par des processus convergents d’abêtissement. Il suffit d’observer les conversations et les débats : la plupart des participants veulent à tout prix conclure, ou avoir le dernier mot, illustrant la définition flaubertienne de la bêtise, en 1850, à savoir qu’elle “consiste à vouloir conclure”.La bêtise est-elle le pendant d’un manque d’intelligence ?La bêtise consiste à vouloir toujours avoir raison, ou à croire avoir toujours raison. Donc à vouloir mettre la raison de son côté, en croyant pouvoir la monopoliser. A cet égard, elle n’est pas le contraire de la raison, elle en est l’envers ou la corruption, comme le dogmatisme.Un vrai con se reconnaît à ce qu’il est persuadé que ceux qui pensent autrement que lui sur telle ou telle chose sont des cons. Il n’y a pas que les cons qui disent des conneries. Dire une bêtise de temps à autre n’implique pas d’être stupide, mais dire des bêtises régulièrement et avec conviction, c’est la meilleure preuve qu’on l’est.En quoi serions–nous entrés dans un “nouvel âge de la bêtise” ?Il faut bien reconnaître à la haute culture française du dernier tiers du XXᵉ siècle le douteux mérite d’avoir mis à la portée du premier militant venu, quelle que soit sa “cause”, le recours à un maniérisme pseudo-savant dans la pratique de la sottise blablateuse.Mais celle-ci se concentre désormais dans les milieux qui collectionnent les “bonnes causes” selon l’esprit du temps. Disons les milieux qui se disent encore “progressistes”. La défense desdites “bonnes causes” alimente la vanité des imbéciles, qui se félicitent d’être “du bon côté”, et donc, par là même, intelligents. C’est ainsi qu’ils fanfaronnent. Dans sa conférence de mars 1937 sur la bêtise, Robert Musil rappelait le vieil adage “vanité et bêtise poussent sur la même tige”, avant d’affirmer qu’”il y [avait] depuis toujours entre bêtise et vanité un lien étroit”.Aujourd’hui, la cuistrerie révolutionnariste donne son style commun au néoféminisme intersectionnel, à l’écologisme radical, au décolonialisme et au néo-antiracisme contemporains, pépinières de pense-menus emplumés des deux sexes (et de tous les genres, trans compris), prétentieux et arrogants. Dans son court essai sur le “bullshit”, Harry Frankfurt commençait par noter : “L’un des traits les plus caractéristiques de notre culture est l’omniprésence du baratin.”Comment se manifeste ce “baratin” de nos jours ?Depuis les années 1990, les choses se sont considérablement aggravées en raison du surgissement et de l’extension de la bêtise “woke”, qui est la forme contemporaine de la bêtise cultivée et sophistiquée des intellectuels de gauche et d’extrême gauche. Mais ce n’est que tout récemment que s’est opérée la prise de conscience du phénomène nommé globalement “wokisme”, désignation assurément discutable, en passe de devenir aussi sloganique que “radicalité”, “communautarisme” ou “panique morale”.C’est pourquoi se multiplient les essais polémiques ou les pamphlets contre la bêtise idéologisée et institutionnalisée qu’est le wokisme dans tous ses aspects. Au risque de faire naître un nouveau sous-genre polémique : l’”anti-wokisme”, et de réduire les débats politico-intellectuels à un débat aussi houleux que stérile entre “wokistes” et “anti-wokistes”, l’enjeu étant de monopoliser la position dite “progressiste”, chaque camp s’efforçant de disqualifier l’autre en le fascisant ou en le nazifiant, ou en l’accusant de “racisme”.A vous entendre, on pourrait croire que dénoncer la bêtise est la meilleure porte d’entrée pour y sombrer soi-même… et perdre son public, s’il en est.Dans les milieux intellectuels, depuis quelques années, rares sont ceux qui ne dénoncent pas rituellement la “reductio ad hitlerum” [NDLR : procédé rhétorique qui coupe court à tout débat raisonné en assimilant son interlocuteur à un idéologue nazi]. Mais les mêmes, s’ils sont de gauche, ne s’interdisent pas pour autant de pratiquer la nazification de ceux qu’ils haïssent.Au niveau de la politique internationale, dans les discours de propagande, on assiste à un spectacle de nazifications croisées entre ennemis. La propagande poutinienne nazifie l’ennemi ukrainien, tandis que la propagande antipoutinienne nazifie l’ennemi russe. Les gauches finissent toujours, un jour ou l’autre, par nazifier telle ou telle droite. Mais les gauches se nazifient aussi entre elles, avec jubilation. Le 20 septembre dernier, la députée mélenchonienne Sophia Chikirou a ainsi dénoncé le dirigeant communiste Fabien Roussel en le comparant au collaborationniste Jacques Doriot. Ce jeu de bascule ne peut que susciter un profond ennui et pousser les spectateurs à sortir de la salle. Le désintérêt pour la vie politique est alimenté par ces spectacles dérisoires.Quelle est la forme de bêtise la plus répandue dans notre société ?La bêtise ordinaire est une chose, la bêtise sophistiquée et “cultivée” en est une autre. Mon objet premier, c’est la bêtise idéologique, ou plus exactement la bêtise idéologisée, celle des intellectuels engagés, des universitaires militants, des politiques supposés lettrés, ceux qui jouent aux prophètes ou aux “médecins de la civilisation”. Une bêtise cultivée, souvent née d’un aveuglement produit par des convictions idéologiques absolues.La bêtise est chez elle avec les bons sentiments comme avec les mauvais, surtout lorsqu’ils sont idéologisés. Les “catéchisations laïques”, pour parler comme Clément Rosset, donnent le ton. C’est ainsi que des “catéchismes bêtifiants” font autorité dans l’espace culturel et médiatique, poussant les esprits grégaires à proférer avec le plus grand sérieux des affirmations absurdes. Par exemple, sur le front animaliste, cette ferme amie et protectrice des animaux qu’est Stéphanie de Monaco avait déclaré avec conviction : “Les animaux sont des êtres humains comme les autres.” Mais des universitaires lui ont emboîté le pas en consacrant des séminaires ou des colloques à cette proposition dénuée de sens.Peut-on lutter efficacement contre la bêtise ?La bêtise est sans fond ni fin. Le psychanalyste Paul-Claude Racamier avait vu juste : “L’ennui, avec la sottise, c’est qu’elle ne connaît pas de répit et qu’on ne lui connaît pas de fond.” Elle est donc sans limites, comme l’avait noté Claude Chabrol : “La bêtise est infiniment plus fascinante que l’intelligence. L’intelligence a des limites, la bêtise n’en a pas.” D’où le mot d’Edgard Varèse : “Il y a deux infinis, Dieu et la bêtise.”La bêtise résiste à nos tentatives de la définir et de la connaître, et plus encore à nos efforts pour la neutraliser ou la soigner. On la perçoit, on la reconnaît, on la décrit, on en rit autant qu’on peut, sans plus. On comprend aisément que la bêtise se prête particulièrement aux mots d’esprit, à la raillerie, au persiflage, à la satire, au pamphlet, etc. On ne peut parler de la bêtise sans lui déclarer la guerre ni mener contre elle une guerre subtile et désespérée, car la bêtise est inébranlable. La moquer, c’est la mettre à distance. Rien de plus, rien de moins.Vous interrogez les bienfaits de la stratégie de l’indifférence. Certains préfèrent ainsi boycotter les émissions du PAF ou les chaînes de télévision qu’ils jugent abrutissantes. Mais l’indifférence, n’est-ce pas aussi prendre le risque de laisser cet abrutissement devenir la norme ?Face à la bêtise, on peut osciller entre la stratégie de l’indifférence, toujours marquée peu ou prou de mépris (affiché ou non), et la stratégie de la moquerie, de l’ironie, de l’humour. Deux manières de se préserver de sa force de contamination. Entre l’évitement méprisant illustré par le boycottage et la satire ou la parole pamphlétaire, qui vise à ridiculiser les imbéciles prétentieux ou vaniteux, le choix s’opère en raison des circonstances ou de l’urgence. Chacun est libre de choisir la stratégie du “ne pas” (dialoguer, collaborer, etc.) ou celle du “contre” (moquer, ridiculiser, etc.) selon les objectifs qu’il veut atteindre dans un contexte donné.Vous citez de nombreux penseurs, mais pas Jacques Brel, qui disait de la bêtise qu’elle est une “paresse” – c’était en 1971. Diriez-vous que la paresse (intellectuelle) est ce qui caractérise les sociétés modernes ?La paresse est un facteur du processus de “stupidisation”. Mais il est loin d’être le seul. Si la bêtise n’était que l’expression ou l’effet de la paresse, disons une forme mentale de paresse, une lutte efficace contre la bêtise serait possible, cette lutte devant être confiée aux éducateurs et aux rééducateurs, avec l’aide de psychologues. Ce n’est là qu’une tentative à la fois généreuse et naïve de ne stigmatiser personne, de refuser l’idée d’une inégalité entre les humains fondée sur la distinction entre les imbéciles et les autres.Ce qui relève d’une forme de paresse intellectuelle largement répandue dans les sociétés contemporaines, c’est plutôt le désir de ne désespérer de rien, de garder à tout prix l’espoir d’améliorer la condition humaine. Or, précisément, l’existence de la bêtise peut être perçue comme désespérante : elle résiste à tous nos efforts pour la faire disparaître. S’efforcer d’y remédier, cela revient à l’améliorer, c’est-à-dire à l’aggraver. D’où la fuite dans les rêves qui rassurent. C’est ainsi que la bêtise peut être définie paresseusement ou confortablement comme une forme de paresse, et donc ne plus être pensée comme irrémédiable. Comme le dirait un imbécile : “L’espoir est ce qui nous empêche de désespérer.” C’est là peut-être la meilleure définition de la foi “progressiste”.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2023-10-03 16:00:00
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Pierre-André Taguieff : “Le wokisme est la forme contemporaine de la bêtise cultivée et sophistiquée”
