L’un est réputé de gauche, l’autre de droite. L’un fédère, l’autre clive. L’un a chanté avant l’heure une masculinité déconstruite, l’autre a surjoué une virilité vantarde. Politique, féminisme, école… Tout semble opposer Jean-Jacques Goldman et Michel Sardou, et pourtant. Ces deux grandes icônes ont traversé les générations et continuent d’être omniprésentes dans l’actualité, à 70 ans passés. Si l’on regarde de plus près sur le plan idéologique, Jean-Jacques Goldman passerait même pour un réac aujourd’hui, alors que Michel Sardou s’est recentré (même s’il peste contre le “wokisme” et Sandrine Rousseau).Il faut lire deux ouvrages érudits et remarquables, loin des biographies classiques. Goldman de l’historien Ivan Jablonka (Seuil) est l’un des événements de la rentrée. Adjoint de la direction de la rédaction du Figaro.fr, Florent Barraco publie lui le 19 octobre Michel Sardou, vérités et légendes chez Perrin, éditeur spécialisé dans l’histoire. L’Express les a réunis pour comprendre ce qui distingue et relie deux grands chanteurs populaires, longtemps méprisés par une presse élitiste. Riche en anecdotes et analyses sociologiques, la rencontre fut passionnante, confirmant que d’Envole-moi à Je vole, la variété occupe une place essentielle dans nos vies comme dans le patrimoine collectif.L’Express : Michel Sardou et Jean-Jacques Goldman transcendent les générations. Aujourd’hui encore, ils sont omniprésents dans l’actualité et très écoutés sur les plateformes numériques…Florent Barraco : Il y a eu Johnny dans ce cas. Mais Sardou et Goldman sont deux phénomènes capables de sortir au moins un grand tube par décennie. En 2004, juste avant l’effondrement du marché du disque, Sardou a encore vendu un million d’exemplaires avec son album Du plaisir. Son premier million, c’était en 1973 avec La maladie d’amour. Goldman, c’est encore plus fort, puisqu’il dure sans avoir sorti d’album depuis vingt ans.Ivan Jablonka : Quand on les compare, on a l’impression qu’il s’agit d’un choc des titans. Or ils ont des points communs. Ce sont deux hyperstars qui ont vendu des dizaines de millions de disques, avant d’entrer dans le patrimoine collectif. Comme me l’ont expliqué les chercheurs de Deezer, le critère décisif, c’est la présence des chansons dans les playlists de mariage, car il faut faire autant danser la mamie que les enfants de CM1. Les Lacs du Connemara comme J’irai où tu iras, écrite par Goldman pour Céline Dion, entrent pleinement dans cette catégorie.F.B. La différence, c’est que Sardou n’a écrit que pour lui, là où Goldman, même en arrêtant de chanter, a continué à signer des tubes pour Céline Dion ou Patrick Fiori.Autre point commun : quand Jacques Revaux a décidé de quitter Sardou, il lui a recommandé Goldman pour composer ses chansons. Mais Sardou a refusé, et dit non à L’envie que chantera Johnny. Plus tard, dans les années 2000, le frère de Jean-Jacques, Robert, participera à l’écriture des albums Du plaisir et Hors Format. Mais Sardou s’est très clairement trompé de Goldman (rires).Jean-Jacques Goldman, c’est le goût de l’effort, alors que Sardou est un paresseux. Il ne faisait que deux prises pour ses chansons. Jacques Revaux explique que si sa voix a tant baissé, c’est qu’il a arrêté de travailler à partir de 1997. Heureusement, pour son retour sur scène, la voix est bien meilleure, car il a repris des cours de chant.L’un est-il aussi consensuel que l’autre s’avère controversé ? Goldman est indétrônable dans le classement des personnalités préférées des Français du JDD, Sardou a lui encore fait polémique cet été, par l’intermédiaire de Juliette Armanet…F.B. Sardou a basé sa carrière sur la polémique. Ce qui était surprenant cet été, c’est que c’est tombé sur Les lacs du Connemara, la chanson la plus consensuelle de son répertoire, avec peut-être En chantant. C’est un mariage irlandais, qu’on chante lors des mariages comme dans les fêtes étudiantes. Pour une fois, Sardou a d’ailleurs été bon prince. Il a clos la polémique, en déclarant que Juliette Armanet lui avait envoyé un mail très gentil, présentant ses excuses. Mais ce qui m’a frappé, c’est que cette polémique estivale a passionné nos lecteurs au Figaro. Pour un peu, on se serait cru revenu dans les années 1970, à l’époque de Je suis pour.I.J. Par sa popularité, son goût de la polémique et ses positions ancrées à droite, Sardou se trouve au cœur des guerres culturelles à la française. Dès qu’un jeune artiste veut se distinguer, d’une manière ou d’une autre, il doit s’en prendre à Sardou. Le plus bel exemple, c’est Goldman lui-même. En 1975, alors qu’il est membre de Taï Phong, groupe de rock symphonique assez élitiste, il critique Sardou dans Rock & Folk, qualifiant de “merde” sa chanson Et mourir de plaisir. Il vomit la variété française, qu’il rejoindra pourtant deux ou trois ans plus tard. À 24 ans, le jeune Jean-Jacques n’était pas loin de Juliette Armanet aujourd’hui !Goldman est devenu tout à fait consensuel. Mais dans les années 1980, il était honni par toute la presse intellectuelle de gauche. Une adolescente de milieu populaire, adepte de Goldman, était rangée directement parmi les “midinettes”, voire les “cruches”. Depuis, il a gagné en légitimité. On lui prête une éthique et des qualités morales comme l’humilité, la discrétion, la fidélité, la sensibilité. Il reste associé aux grandes causes des années 1980, la famine en Éthiopie, SOS Racisme et bien sûr les Restos du cœur. Ce sont les engagements de la gauche réformiste. Goldman incarne le vivre-ensemble, alors que Sardou est clivant.F.B. Il l’est quand même de moins en moins. Au départ, dans le classement du JDD, on voyait que Sardou était très populaire chez les électeurs de droite, et complètement oublié à gauche. Mais tout ça s’est rééquilibré dans les années 2000. Renaud a connu un même recentrage, mais du côté gauche.I.J. Le spectre politique de Goldman reste beaucoup plus large, à travers ses valeurs “chrétiennes-marxistes”, défense des faibles, respect des petites gens, etc. Cela s’étend des lecteurs de L’Humanité à ceux du Figaro, ce qui relève du tour de force. Quand il fait dire à Céline Dion que “les derniers seront les premiers”, un communiste comme un catho de gauche peut parfaitement approuver.Sardou n’a qu’une colonne vertébrale idéologique : emmerder le mondeFlorent BarracoSur le plan idéologique, vous faites du “goldmanisme” une idéologie très cohérente, incarnant une gauche réformiste et républicaine. Alors que Sardou est un anar de droite, bien plus fluctuant dans ses prises de position…F.B. Sardou n’a qu’une colonne vertébrale idéologique : emmerder le monde. Sa première polémique, en 1967, c’est une chanson antigaulliste, Les Ricains, alors qu’il est plutôt gaulliste. Il est classé à droite, mais l’un de ses premiers succès, Le France, a été applaudi par les cégétistes de Saint-Nazaire. Il s’est moqué des homosexuels dans Le Rire du sergent en 1971, mais a signé avec Le Privilège (1990) une chanson très progressiste sur un “garçon qui aime les garçons”. A l’instar de Comme ils disent de Charles Aznavour, elle constitue une vraie rupture dans la perception de l’homosexualité dans les classes populaires. Cela aboutit d’ailleurs à sa position pour le mariage gay en 2013. Il n’y a aucune cohérence chez Sardou, si ce n’est peut-être celui de la liberté. C’est un vrai libéral libertaire. Et Les villes de solitude, l’un de ses chefs-d’œuvre, c’est une chanson de gauche qui aurait pu être interprétée par Balavoine dans Starmania.I.J. Le goldmanisme, c’est la “deuxième gauche”. Goldman a pourtant une évidente filiation marxiste, non pas stalinienne, mais ouvrière, au sens où il a rendu hommage aux militants de gauche et à l’esprit du Front populaire dans Rouge. Sardou a aussi écrit une chanson intitulée Rouge, mais dépourvue d’allusion politique. Goldman célèbre les luttes sociales et la “décence ordinaire”. Il y a chez lui un sentiment de proximité avec le peuple, c’est-à-dire les siens, ses parents et grands-parents. Mais dès les années 1970, il s’inscrit dans le courant antitotalitaire. C’est d’ailleurs un autre point commun avec Sardou qui, dans Vladimir Ilitch, dénonce lui aussi les utopies millénaristes qui ont ensanglanté le XXe siècle. Dans la chanson des Restos du cœur, Goldman ne promet “pas les toujours du Grand Soir, mais juste pour l’hiver à manger et à boire”. Il le fait d’une manière moins violente que Sardou, mais il rompt tout de même avec ces utopies. J’ajoute que Goldman et Sardou ont tous les deux chanté l’Amérique. Long is the Road (Américain), c’est l’histoire d’un émigré qui part tenter sa chance aux États-Unis. Cette fascination pour l’Amérique a pour corollaire la méfiance envers l’idéologie communiste. Le Goldman des années 1980 a donc réinventé une gauche pragmatique, libérale, celle de Rocard ou de Delors. Il a toujours exprimé sa fierté de n’avoir jamais voté Mitterrand.F.B. Alors que Sardou a voté Mitterrand en 1981. Ce dernier connaissait toutes ses chansons, et adorait Je ne suis pas mort, je dors sur les forces de l’esprit. Sardou l’a remise dans son tour de chant à la demande de Mitterrand. Aujourd’hui, Emmanuel Macron est également un grand fan.Par ailleurs, Sardou a beaucoup chanté la Révolution française, préférant Danton à Robespierre. En 1989, il a fait une chanson pour le bicentenaire, célébrant les bonnes intentions initiales, mais dénonçant la Terreur. Sardou n’aime pas les excès.Les deux sont d’ailleurs des chanteurs de variété qui se sont passionnés pour l’Histoire, ce qui est rare. L’un pratique une histoire à grand spectacle, très Puy du Fou, l’autre a signé avec Comme toi ou Né en 17 à Leidenstadt des tubes sur la Shoah ou l’adhésion ou non au nazisme…F.B. La vieille chanson française, très référencée, adorait chanter l’Histoire, comme Jean Ferrat. Mais cela a disparu aujourd’hui. Sardou est fasciné par l’Histoire, de l’Empire romain jusqu’à l’URSS. Il pratique une histoire effectivement très IIIe République ou Puy du Fou, avec les grands hommes et les batailles. Il a signé une fresque historique incroyable, l’An mil. Il a remis Verdun dans son tour de chant, utilisant cette bataille pour lutter contre l’oubli de notre histoire, regrettant que certains pensent désormais que Verdun n’est plus qu’une sortie d’autoroute. Sur la Seconde Guerre mondiale, il y a bien sûr Les Ricains, mais aussi Qu’est-ce que j’aurais fait moi, son Né en 17 à Leidenstadt à lui, rappelant que nous n’aurions pas tous été résistants.I.J. Il faut faire la différence entre l’histoire, au sens du roman national, et notre historicité, le fait que nous sommes plongés dans le temps. Chez Goldman, il y a des chansons qui renvoient à la Shoah et à la Seconde Guerre mondiale. Né en 17 évoque aussi l’apartheid et l’IRA, c’est-à-dire la manière dont nous faisons des choix, avec ou contre la foule grégaire. Mais l’apport le plus important de Goldman, c’est sur notre historicité. Toutes ses chansons qui parlent d’exil renvoient au destin des Juifs et des déracinés au XXe siècle. Son propre père a quitté son shtetl en 1925 pour venir en France. De nombreux titres – Là-bas, Puisque tu pars, On ira – sont des réflexions sur cet arrachement vers des lendemains différents. Au-delà même de l’histoire de son père, cela renvoie à l’exégèse biblique, en écho au commandement de l’Éternel à Abraham dans la Genèse : “Quitte la maison de ton père et va vers le pays que je t’indiquerai.” Ce commandement, la mise en mouvement de soi, est le moteur le plus profond du goldmanisme.Jean-Jacques Goldman et Alain Finkielkraut ont connu un glissement politique assez semblableIvan JablonkaQualifié de “fasciste” dans les années 1970, Sardou a adouci son image. Alors que Goldman passerait presque pour un réac aujourd’hui, pestant contre le déclin de l’autorité, du renoncement à l’effort, ou de l’hégémonie du rap…I.J. Globalement, Sardou est un homme de droite, Goldman un homme de gauche. Sardou s’est affiché avec Chirac et Sarkozy, alors que Goldman est le compagnon de route de SOS Racisme et des Restos du cœur. En matière scolaire, Goldman est un défenseur inconditionnel de l’école publique, ouverte à tous. On le voit par exemple dans Envole-moi et Il changeait la vie, hommage à un “simple professeur”. Sardou, à travers Les Deux Écoles ou Le Bac G, adhère moins à cette religion scolaire, allant jusqu’à parler de “lycées poubelles”. Là encore, on est dans les guerres culturelles à la française. Quoi de plus passionnel que l’école ?En revanche, le dernier Jean-Jacques affirme, dans un livre publié en 1999 avec le philosophe Alain Etchegoyen, qu’il est devenu “réac”. Il le proclame avec ironie, mais tout de même. On peut établir une comparaison avec une autre figure du modèle d’intégration franco-juif, Alain Finkielkraut. Tous les deux sont des produits de la matrice républicaine, et ils ont connu un glissement politique assez semblable. Ils critiquent Mai 68, font l’éloge de l’autorité qui serait perdue, dénoncent le rap, regrettent l’école de la Troisième République, oubliant au passage à quel point elle était inégalitaire. D’une certaine manière, Goldman s’est retiré de la vie publique au moment où il allait dire le mot de trop. La fin du goldmanisme était là.F.B. Sardou aurait pu connaître pareille évolution et glisser vers le RN ou Éric Zemmour, mais il s’est finalement recentré, devenant plus progressiste. S’il faut faire un bon mot sur Sandrine Rousseau, il le fera toujours. Mais comme l’idéologie ne l’intéresse pas, il n’a pas suivi ce mouvement de droitisation. Quitte même à changer les paroles de ses chansons. Dans J’accuse, il a gommé sur scène le passage “J’accuse les hommes de croire des hypocrites/Moitié pédés moitié hermaphrodites”. Son seul vrai engagement politique, c’est l’école privée. Il a participé à la manifestation de 1984 avec ses enfants.C’est sans doute sur la masculinité et les femmes que les deux s’opposent le plus. Goldman est un homme déconstruit et “doux” avant l’heure, Sardou un mâle de son temps ne cessant de mettre en avant une sexualité conquérante…F.B. Sardou est un homme de son demi-siècle. Un macho qui gonfle le torse, vante ses performances sexuelles, parfois à la limite de la légalité. Dans Je veux l’épouser pour un soir, il chante qu’il veut “aimer une enfant”, “l’épuiser d’amour” et “partir dans la nuit”… Même dans la plus consensuelle Les vieux mariés, il y a du patriarcat : “Tu m’as donné de beaux enfants/Tu as le droit de te reposer maintenant”. Il a certes un peu changé dans les années 1990, reconnaissant ses torts dans la fin de son couple. Mais même dans Etre une femme 2010, il réussit à être plus antiféministe que la première version qui datait de 1981, regrettant que les femmes aient pris trop de pouvoir.Cependant, Sardou sait aussi se moquer de lui-même. En 2007, au Zénith, il a repris Je veux l’épouser pour un soir, mais en précisant “ce que je pouvais être con”. Le vrai changement, c’est Anne-Marie Périer. Le plus grand macho de France a épousé la rédactrice en chef d’Elle.I.J. Goldman a toujours incarné une masculinité vulnérable, fragile, qui se sait faillible. On le voit dans Doux, un vrai programme de masculinité alternative, mais aussi dans Veiller tard, chanson pleine de doutes et d’angoisses. C’est quasiment unique sur la scène rock française. Sur ce créneau, il y a un peu Alain Souchon et Michel Berger. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Berger est le seul maître français que se reconnaît Goldman. Mais pour les autres stars du rock, ce sont blousons de cuir, Harley qui pétaradent, Je vais t’aimer de Sardou et Que je t’aime de Johnny.F.B. Toutes deux écrites par le même parolier, Gilles Thibaut !I.J. Alors que Goldman vous donne un “bisou voyou dans le cou”. Dans son attitude vis-à-vis des femmes, Goldman, quarante ans avant #MeToo, s’est positionné comme leur allié, tout particulièrement vis-à-vis des adolescentes qui composaient son public. Il leur disait son respect, son amitié, sa tendresse, et leur recommandait d’aller “au bout de leurs rêves”. C’était du “girl power” avant l’heure, et cela relevait d’un proto-féminisme. D’un côté, vous avez Elle a fait un bébé toute seule, hommage à l’émancipation des femmes, au fait qu’elles peuvent se passer des hommes pour vivre et s’épanouir. De l’autre, presque de manière concomitante, Sardou chante la “femme des années 80” qui fait “bander la France”. Difficile de faire plus opposé !F.B. Il y a aussi une chanson, Une femme, ma fille, dans laquelle Sardou explique à sa fille comme être une bonne épouse, la mettant en garde contre les féministes. Mais le paradoxe, c’est que son public est composé de 70 % de femmes dans les concerts, et ça va de 7 à 77 ans. Il a une vision très datée des femmes, mais ses fans féminines adorent par exemple Je vais t’aimer.Dans ses deux autobiographies, Sardou ne parle quasiment jamais de ses filles ou de ses compagnes, sauf Anne-Marie Périer dont il dit “C’est ma mère en plus maigre”. C’est assez symptomatique. La seule figure féminine importante, c’est sa mère, avec un Œdipe très mal résolu. A travers le sketch Maman, Jackie était présente dans quasiment tous ses concerts. Et il y a la très étrange La fille aux yeux clairs, où il sexualise sa génitrice.Les deux ont été vilipendés par les mêmes médias. Que Sardou ne soit pas la tasse de thé de Libération, Le Monde ou L’Obs, rien d’étonnant. Mais Goldman a lui aussi été méprisé par la presse de gauche…I.J. Au-delà de Goldman, mon livre est une réflexion sur la place que la pop et la variété occupent dans nos vies, l’impact si intime de ces chansons, alors qu’elles ont été façonnées pour plaire au plus grand nombre. Nous avons tous l’impression d’avoir une histoire personnelle avec Goldman, Sardou ou Johnny. À cela a répondu une forme de mépris de la part des élites, comme si ces goûts étaient répréhensibles, relevaient de plaisirs coupables. Comme le dit mon confrère Pascal Ory, un Goscinny, un Sardou ou un Goldman ont été plébiscités par le “suffrage universel de la culture”. Quand on atteint un tel niveau de reconnaissance, c’est qu’on a touché le peuple français. Le fait de mépriser ces chanteurs, donc leur public, renvoie à mon sens à une méconnaissance du populaire. Je le déplore en tant que citoyen, mais aussi en tant qu’historien. De fait, il y a très peu de livres sur les grandes figures de la chanson. Quel historien s’est intéressé à Claude François, à Gilbert Bécaud, aux labels Barclay ou Polydor ?F.B. Il faut relire toutes les critiques sur les films de Louis de Funès dans les années 1960 et 1970. Ce qui ne l’a pas empêché de finir à la Cinémathèque et de faire la couverture d’un hors-série de Télérama pour son centenaire. Le temps fait son œuvre. Mais je remarque que dans les pays anglo-saxons, on célèbre mieux cette culture populaire. Il y a bien plus de livres sur des figures comme Sinatra, Billy Joel ou Elton John. En France, on a tendance à mépriser cette tradition, sauf la chanson à texte du type Brel ou Aznavour.I.J. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans un autre modèle culturel. Depuis quinze ans, il n’est plus honteux d’aimer à la fois Godard et une série Netflix, Victor Hugo et Stephen King. Ce modèle “omnivore” a légitimé des artistes populaires comme Goldman, Sardou ou Mylène Farmer.F.B. Mais avant, la chanson populaire s’adressait à l’ensemble de la population. Aujourd’hui, on a des écoutes beaucoup plus communautaires. Les jeunes vont écouter du rap, les quadras Benjamin Biolay ou Vianney, et la grand-mère Sardou.I.J. La popularité de Goldman est increvable. C’est peut-être la différence ultime avec Sardou. Il est arrivé à un niveau de consensus qui me fait parler de “nation Goldman”. C’est un vivre-ensemble qui traverse au moins trois générations : la mienne, son public originel ; celle qui est née dans les années 1980-1990 et qui a participé à l’album Génération Goldman ; enfin, la génération de mes filles, nées dans les années 2000. Goldman fait partie de nos mythologies au sens de Barthes. Je ne crois pas qu’on puisse parler de “nation Sardou”.F.B. Vous avez raison. Contrairement à Goldman, il n’y a pas de jeunes artistes ou des chanteurs confirmés qui reprennent ses titres. Il a certes eu une comédie musicale et des reprises par Kids United, mais il n’y a pas un Vianney ou un M Pokora qui lui ont rendu hommage. Sans doute parce que Sardou reste une figure bien plus connotée.Quelle chanson méconnue de Sardou ou Goldman recommanderiez-vous ?F.B. J’adore Le prix d’un homme, sur un enlèvement. C’est tout le génie de Sardou et de Jacques Revaux de donner l’impression d’être dans le coffre aux côtés de cet homme. Il y a la voix, le souffle, la musique grandiloquente. Goldman a fait Le rapt sur un sujet similaire, mais c’est beaucoup plus classique. Comme Sardou a toujours voulu être un acteur, il joue véritablement ses chansons.I.J. Minoritaire est une chanson de 1982, complètement oubliée, mais centrale dans le répertoire de Goldman. Alors qu’il est en train de percer et de devenir mainstream, il s’écrie : “Papa, quand je serai grand, […] Je veux être minoritaire.” C’est une manière de rester fidèle à son histoire, à l’exil, à la judéité. Ce beau mot de minoritaire est aujourd’hui de plus en plus dévoyé. Goldman, lui, chantait main dans la main avec un immigré gallois, une Afro-Américaine, un Arabe, etc.Dernier point commun entre Goldman et Sardou : ils ne liront pas vos livres respectifs, pourtant de très beaux hommages à leur œuvre…F.B. Sardou s’en fout. Il dit tout et son contraire d’une interview à l’autre. Nous avions classé l’intégralité de ses chansons. Il nous avait confié que c’était formidable, mais à Laurent Delahousse, il avait déclaré que ce classement, c’étaient des conneries.I.J. Ce que Goldman pense de mon livre n’a aucune espèce d’importance. Du temps où il était aux Enfoirés, il expliquait que les boulangers font du pain, les chauffeurs livrent et les chanteurs chantent. À cette belle sentence, j’ajouterai que les historiens font de l’histoire. Goldman, Sardou et tant d’autres appartiennent à notre histoire. Cela fait cinquante ans qu’ils ponctuent la vie des Français. Je fais donc mon métier d’historien.”Michel Sardou. Vérités et légendes”, par Florent Barraco. Perrin, 192 p., 13 €. Parution le 19 octobre.”Goldman”, par Ivan Jablonka. Seuil, 372 p., 21,90 €.
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2023-10-15 10:00:00
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Sardou – Goldman : ce qui lie et différencie deux “titans” de la chanson populaire
