La Bête dans la jungle, la célèbre et inquiétante nouvelle d’Henry James, est passée des mains de Marguerite Duras (elle en signait l’adaptation théâtrale avant d’être mise en scène par Alfredo Arias avec Delphine Seyrig et Sami Frey) à celles de François Truffaut (il s’en est en partie inspiré pour La Chambre verte) ou encore Leos Carax (un projet d’adaptation avorté faute de budget) et Patric Chiha avec sa très récente adaptation cinématographique. Bertrand Bonello prend à son tour la matière littéraire de l’écrivain britannique et l’adapte librement, essentiellement pour le premier acte de son film.
En 2044, l’intelligence artificielle s’est considérablement développée et les émotions humaines sont devenues une menace pour la population. Pour se rendre utile à la société, il faut ainsi se débarrasser de ses affects, ce que Gabrielle (Léa Seydoux) entreprend lors de séances purificatrices dans de grands bains noirs. Elle replonge alors dans ses vies antérieures pour y nettoyer d’anciens traumatismes. Elle y retrouve Louis Lewanski (dont le rôle, initialement prévu pour Gaspard Ulliel, a été repris par George MacKay, formidable), en 1910 puis en 2014. Le film navigue ainsi entre trois époques. L’objectif : traverser ce qui a abimé pendant des siècles puis s’en défaire. Seulement, chez Gabrielle, quelque chose résiste.
De la première époque, il s’agit surtout d’en extraire la naissance du sentiment amoureux. En 1910, une catastrophe climatique s’ajoute à celle, intime, d’un couple : la crue de la Seine à Paris (sublime scène dans un tunnel d’eau pour échapper aux flammes qui n’est pas sans rappeler les corps de L’Atalante de Vigo). Dans la deuxième époque, en 2014, les sentiments sont cette fois refoulés, dans un chapitre californien qui oscille entre le slasher et le home invasion.
Gabrielle est devenue une comédienne débutante jetée dans Los Angeles qui est quasiment exclusivement circonscrit à une immense maison vide et à un écran d’ordinateur. À l’extérieur, Louis est quant à lui devenu un incel terrifiant, directement inspiré des vidéos d’Elliot Rodger qui s’est filmé soliloquant sur sa haine des femmes avant de perpétrer une tuerie de masse. Enfin, en 2044, les sentiments sont cette fois carrément supprimés, dans un monde aseptisé et d’une immense froideur. C’est la plus grande catastrophe : celle d’un monde qui se refuse à toute catastrophe.
Et au milieu des ces torrents, Léa Seydoux, impériale. Dans une scène de restaurant, Louis demande à Gabrielle comment on crée les visages des poupées (son mari en fabrique), comment on leur choisit et appose une expression. Léa Seydoux fige alors son visage, à la recherche de la neutralité absolue, dans un glissement fascinant, avant de laisser un sourire géant lui regagner la face. Ces quelques secondes, parmi les plus belles du film, disent à quel point Léa Seydoux incarne aujourd’hui le modèle ultime du cinéma français, dans une ambivalence entre peau et porcelaine, à la fois ancienne et moderne, organique et inanimée, glaciale et vibrante.
Si elle trouve ici le rôle de sa vie, La Bête semble en être le commentateur instantané, se déployant telle une longe bande démo documentaire et expérimentale (le film s’ouvre précisément sur des indications de jeu sur fond vert). Jamais Seydoux n’avait été aussi impressionnante, capable d’habiter les plans comme une reine en majesté, à la diction parfaite, couvant ses mystères illimités. À certains endroits, c’est comme si on revivait les vies antérieures de Catherine Deneuve.
Si La Bête s’agence telle une gigantesque boîte mentale, ses variations d’époques, de formats et de genres sont alimentés par une grande et dangereuse peur : celle d’aimer. Une peur qui grandit dans l’ombre, comme la bête fauve tapie dans la jungle. Le film manigance ainsi son émotion avec une certaine distance, dans une brèche située quelque part entre Cronenberg et Lynch mais qui n’appartient qu’à Bonello. Une brèche devenue un royaume étourdissant de beauté. Là où le désir durera toujours.
La Bête de Bertrand Bonello avec Léa Seydoux, George MacKay (Fr., Can., 2022, 2h24). En salle le 7 février.
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Author : Arnaud Hallet
Publish date : 2024-02-04 07:00:00
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