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Pourquoi les transidentités sont le nouvel épouvantail de l’extrême droite ?

Pourquoi les transidentités sont le nouvel épouvantail de l’extrême droite ?



Avec la sortie le 11 avril de Transmania, brûlot antitrans signé Dora Moutot et Marguerite Stern et édité par la maison d’édition Magnus, qui accueille entre autres le YouTubeur d’extrême droite Papacito, un nouveau cap a été franchi dans la propagation d’une parole transphobe décomplexée. Une transphobie qui prend racine à l’extrême droite, mais aussi dans les rangs de la droite, puisque le 19 mars, l’élue Les Républicains Jacqueline Eustache-Brinio déposait au Sénat une proposition de loi visant à interdire, entre autres, la transition médicale et sociale des mineur·es, à renforcer le contrôle psychiatrique sur les enfants trans – alors même que la France a dépsychiatrisé les transidentités en 2010, l’OMS en 2019.
Si cette proposition, débattue en séance publique le 28 mai – alors que nous imprimions – a peu de chances d’être adoptée, l’offensive contre les transidentités d’une frange réactionnaire de plus en plus puissante (un sondage Elabe paru début mai évaluait à 32 % les intentions de vote pour le RN aux élections européennes) n’a rien d’anecdotique. Et pourrait laisser des traces, autant psychiques que législatives, chez les personnes trans comme chez les femmes et les minorités de genre.
Une convergence réactionnaire
“Au moment de la présidentielle 2022, c’est la première fois de ma vie que la question trans a été abordée dans une campagne”, se souvient Karine Espineira. La sociologue des médias a vu l’extrême droite s’emparer de ces sujets via son représentant étiqueté Reconquête, Éric Zemmour. Mais c’est depuis 2011, d’après ses recherches, que les réactionnaires labourent le terrain. “Cette année-là, on se retrouve avec la polémique sur les manuels de sciences de la vie et de la Terre, dans lesquels on veut introduire la notion de genre, puis arrive 2013, une année très importante car plusieurs choses convergent. Les débats autour du ‘mariage pour tous”, ‘l’idéologie du genre’ et le début de la médiatisation des mineurs transgenres”, détaille-t-elle. Avant même la diffusion retentissante du documentaire Petite Fille de Sébastien Lifshitz sur Arte en 2020, une émission diffusée sur Chérie 25 était consacrée aux enfants transgenres à l’automne 2013, ainsi qu’un sujet au JT de France 2 en mars 2014, comme l’évoque Karine Espineira. Deux contenus qui ont été commentés par des sites ultra-conservateurs ainsi que par L’Observatoire de la théorie du genre, projet créé en 2013 par l’UNI, syndicat étudiant de droite et d’extrême droite. “Le glissement de la question homosexuelle et du genre vers la question trans s’est effectué en partie à ce moment-là”, explique-t-elle.
Maud Royer, présidente de l’association féministe Toutes des femmes, qui rassemble des féministes transgenres et cisgenres, a observé quant à elle la convergence entre le discours de Dora Moutot et Marguerite Stern et celui de l’extrême droite. D’après elle, les autrices de Transmania ont affirmé leur position transphobe dès 2020, notamment en tant que signataires, aux côtés de l’universitaire Christine Delphy, d’une tribune dans le journal Marianne intitulée “Trans : suffit-il de s’autoproclamer femme pour pouvoir exiger d’être considéré comme telle ?” Très suivies individuellement sur les réseaux sociaux mais peu par les mouvements féministes, leurs prises de position rencontrent d’autres allié·es inespéré·es un an plus tard : “Valeurs actuelles poste sur YouTube ses premières vidéos sur les transidentités autour de février-mars 2021. Voyant que ça marche très bien, ils réalisent au mois de mai une couverture sur les personnes trans. Une première pour l’hebdomadaire en plus de cinquante ans d’existence”, observe Maud Royer.
Si le basculement de Dora Moutot et Marguerite Stern, au passé d’activistes féministes, a de quoi surprendre, il n’étonne guère Karine Espineira. “Le mouvement Terf [Trans exclusionary radical feminists, soit les féministes qui excluent les personnes trans de leurs luttes] a toujours été marginal au sein des féminismes mais, en revanche, il a toujours fait beaucoup de bruit, et ce dès les années 1970 aux États-Unis, avec Janice Raymond qui avait écrit L’Empire transsexuel. On a beaucoup mis en avant le fait que cette dernière soit une féministe lesbienne radicale. Mais on a oublié de dire qu’elle était aussi évangéliste !”, insiste Karine Espineira.
“On trouve parmi ces lobbies antitrans les Juristes pour l’enfance ou SOS Éducation, qui se mobilisent contre les droits des trans et l’éducation à la sexualité à l’école” Karine Espineira, sociologue
De fait, les positions essentialistes des féministes antitrans, pour qui une femme ne peut être définie que par son sexe biologique, rejoignent très naturellement celles des catholiques fondamentalistes, qui elles-mêmes imprègnent la pensée d’extrême droite. Karine Espineira estime que “c’est le fondement même de cette offensive réactionnaire. Dès qu’on parle de genre, de sexualité, de filiation et de procréation, ça pose problème. Ces points-là convergent dans la question trans”. Maud Royer abonde : “On assiste à la reconfiguration de secteurs historiques de la droite réactionnaire qui sont aussi les secteurs catholiques, notamment ceux des anti-choix, opposés à l’IVG. N’ayant plus l’accroche homophobe du mariage pour tous, ils se rabattent sur les personnes trans. Mais ce sont les mêmes réseaux. On trouve parmi ces lobbies antitrans les Juristes pour l’enfance ou SOS Éducation, qui se mobilisent contre les droits des trans et l’éducation à la sexualité à l’école.”
La question des mineur·es
Et si cette dernière association s’intéresse aux enfants, ce n’est pas un hasard. Pour Coco Spina, journaliste et cofondateur du média queer Manifesto XXI et auteur du livre Manifeste pour une démocratie déviante – amours queers face au fascisme (Éditions Trouble, 2023), l’instrumentalisation des enfants est un classique : “Pour l’extrême droite, défendre l’identité cisgenre, c’est aussi défendre les enfants. Comme le disait Paul Preciado en 2013, l’enfance est toujours prise en otage de ces pensées-là. Là, c’est l’idée que les ‘wokistes’ viennent dans les écoles diffuser la ‘théorie du genre’ et ‘éduquer’ les enfants à ‘changer de sexe’.” On pense également au collectif de parents d’enfants trans Ypomoni, qui se positionne contre les transitions de mineur·es, et à La Fabrique de l’enfant-transgenre, le livre de Caroline Eliacheff et Céline Masson paru en 2022 (Éditions de l’Observatoire), qui se demandait “Comment protéger les enfants d’un scandale sanitaire ?”. Cet ouvrage, signé par les deux codirectrices de l’Observatoire La Petite Sirène, une association qui lutte elle aussi contre la transition des mineur·es, a alimenté le vent de panique autour de cette question et a servi de base aux politiques transphobes qui tentent aujourd’hui d’émerger.
La question des enfants, particulièrement sensible, s’impose comme une porte d’entrée idéale pour installer ce que Coco Spina nomme la “paranoïa collective”, ou l’un des fondements de l’idéologie fasciste avec le religieux. “Le fascisme est une croyance. Le propre de l’idéologie fasciste est de transformer des paranoïas en projet politique.” Coco Spina considère Transmania comme un “plaidoyer pseudo-scientifique et complotiste qui se sert d’une prétendue science pour prouver que la transidentité est un danger pour la nation”. Et d’enchaîner : “Ce n’est pas la première fois que l’Occident essaie de justifier des idées eugénistes par la science. Le racisme découle de théories pseudo-scientifiques, tout comme l’antisémitisme. Là où l’on ne peut pas prouver les choses par la rationalité, on adopte un langage prétendument scientifique et médical. À notre époque, il y a encore des gens qui pensent que la Terre est plate et qui prétendent le prouver par des théories scientifiques.”
Une visibilité payée au prix fort
De fait, l’augmentation réelle ou ressentie des personnes trans au cours de la dernière décennie ne serait en rien la conséquence d’une “épidémie”, pour reprendre la terminologie transphobe utilisée par l’extrême droite, mais bien une impression causée par une plus grande visibilité de ces dernières. Une visibilité payée au prix fort. Car les violences transphobes ont, elles, considérablement augmenté (une hausse de 35 % en 2022 par rapport à 2021 selon SOS Homophobie). “Le problème, avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Europe, c’est l’accoutumance collective
à la violence”, constate Coco Spina. Laquelle présente des risques bien connus pour les personnes trans, une population qui accuse un taux de suicide très élevé, près de huit fois supérieur à la moyenne, d’après une étude danoise parue en 2023, en raison du rejet qu’elle subit.
À l’instar des conséquences mentales qu’ont eues les violences autour du “mariage pour tous” en 2013, cette vague transphobe ne laissera pas les personnes concernées indemnes, surtout les plus jeunes. Karine Espineira se souvient : “Il y a trente ans, il y avait toujours un sale type pour s’en prendre à une personne trans dans un lieu public. Mais il n’y avait rien de coordonné, pas de discours omniprésents, qui ont des conséquences sur l’estime de soi. Mais aussi des conséquences politiques.” La sociologue s’inquiète, à cet endroit, d’un possible retour en arrière. “À notre époque, on allait voir les politiques pour leur dire que la question de l’état civil était importante car elle débloque tout : la santé, le logement, l’emploi. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les personnes vont voir les politiques pour leur demander de tout défaire. Proposer une loi pour mettre fin à la transition des mineurs, c’est très fort symboliquement. Même si elle ne passe pas, elle va rester dans la tête du public”, s’alarme-t-elle.
L’affaire de tous·tes
LSi la sécurité et les droits des personnes trans sont les premiers menacés, la transphobie est en réalité l’affaire de tous·tes. “Tout le monde a compris qu’à travers les trans, c’étaient les femmes et les personnes homosexuelles qu’on attaquait. C’est particulièrement voyant aux États-Unis, où tous les États qui ont interdit les transitions de mineurs sont aussi ceux qui ont interdit l’IVG”, avertit Maud Royer, qui pense toutefois qu’il est possible de faire céder le gouvernement Macron pour faire avancer les droits des personnes trans, comme la déjudiciarisation du changement d’état civil, pour laquelle elle se bat avec son association Toutes des femmes. “Je pense que c’est une erreur de faire comme si l’offensive transphobe actuelle au Sénat ne venait pas de l’opposition de droite au gouvernement”, rappelle-t-elle.
“À l’heure actuelle, la droite et l’extrême droite tiennent des discours proches de ceux de Poutine sur les LGBT. C’est cet ordre moral prôné par des dictatures, comme celle de Pinochet, que j’ai connue, analyse Karine Espineira, qui est née au Chili en 1967. Leur programme de société, c’est de remettre le masculin et le féminin à leur place, la sexualité à sa place. La question trans n’est qu’un paravent, c’est tout ce qu’elle va permettre de remettre en cause qui les intéresse. C’est l’arbre qui cache la forêt.”



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Author : Faustine Kopiejwski

Publish date : 2024-06-08 17:00:00

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Tags :Les Inrocks

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